Albert Maizel à propos de la gestion d’un lieu culturel

Gérer un théâtre à Bruxelles, en quoi cela consiste-t-il ? Pour les autres, je ne sais pas, mais pour nous au TTO, ce fut d’abord une histoire d’envie : envie de théâtre, désir de changement. Les deux dans un contexte de champs de mines, là où le moindre faux pas est interdit ! Il y a 22 ans en effet, outsiders dans le milieu, croyant à l’esprit d’entreprise comme moteur d’action, peu enclins à attendre à côté de nos téléphones les hypothétiques appels de directeurs de théâtre nous offrant de monter des projets, sans illusion sur notre capacité à trouver des subsides, il ne nous restait - une fois nos économies englouties dans le projet TTO - qu’une chose à faire : réussir. Et cela ne nous a pas empêché de dormir. L’habituelle dose d’insouciance et de présomption hors de laquelle on n’entreprend rien, sans doute.

Albert Maizel

  1. De l’art de choisir son clou et de méthodiquement le frapper

Ce clou – ceux qui connaissent le TTO l’ont déjà deviné – c’est celui du rire, encore le rire, toujours le rire. Noble ambition que celle de faire rire, c’est déjà faire tellement plus que de simplement divertir. Assez bizarrement, ce choix du cœur et cette nécessité (nous se savions rien faire d’autre) firent de nous des « game changers » : nous étions les premiers à nous concentrer de manière si exclusive sur ce qui, paraît-il, constitue le propre de l’homme.

Nous voulions un rire insouciant et léger.  Un rire pour toutes les saisons. Un rire libre ou, à tout le moins, libéré. Et au Diable ceux qui trouvent cela superficiel. Mais nous voulions également un rire issu de spectacles conçus comme de l’artisanat local : qui trouve sa place à la marge des machines cinématographiques et télévisuelles conçues pour faire rire à grande échelle, sous toutes les latitudes. Nous pensions qu’il était de notre devoir, à l’égard de celui qui fait le choix de se rendre à un spectacle vivant, de lui donner à voir quelque chose de fabriqué spécialement pour lui, ici et maintenant. Le plus possible d’auteurs belges vivants voulant se frotter à la dure exigence de faire rire. Des talents qu’il faudrait souvent aller chercher à d’autres horizons et révéler à eux-mêmes ou, simplement, à la possibilité d’écrire pour le théâtre.

Nous voulions un rire insouciant et léger.  Un rire pour toutes les saisons.

Nous avons apporté un soin particulier à cultiver et valoriser l’image du théâtre à travers affiches, spots radio et trailers. Au tournant des années 2010, nous étions parmi les premiers à saisir le rôle capital des réseaux sociaux dans la promotion des spectacles. Nous avons su élargir notre équipe aux talentueux jeunes qui nous ont engagé avec succès dans cette nouvelle donne.

Voilà le clou que nous enfonçons sans relâche depuis 22 ans, jusqu’à en avoir fait notre identité. Le spectateur ne s’y est pas trompé.

  1. De comment éviter de concevoir des machines à perdre de l’argent.

Entendons-nous bien, il n’a jamais été question de nous enrichir dans cette aventure, et cela n’a d’ailleurs pas été le cas. Seulement, dépourvu de soutien public et n’ayant pas d’argent à rajouter au delà de l’investissement initial, nous ne pouvions pas nous permettre d’en perdre.

Partout autour de nous, nous observions la même chose : des spectacles avec des distributions si larges et coûteuses ou des décors si chers que, même à 120% de taux de remplissage, ils ne pouvaient couvrir leurs frais propres. Ou encore des spectacles joués seulement 10 fois, nombre de représentations trop faible pour simplement pouvoir espérer  couvrir les coûts fixes de production (mise en scène, scénographie, promotion). C’est cela que nous appelions des machines à perdre de l’argent. C’était le danger mortel  dont nous devions absolument nous tenir à l’écart.

Mais il y avait un autre écueil à éviter. Celui du citron pressé, façon théâtre privé parisien. Là où, quand on tient un succès, on le joue tant que le public vient. Trois mois, six mois, une saison entière, dix ans, c’est selon. De cela, nous ne voulions pas non plus. Notre ambition était de produire de la diversité plutôt que de l’homogénéité formatée. De donner leur chance à un maximun (comprenez : optimum) d’artistes, plutôt que de promouvoir la culture de la « tête d’affiche ».

Nous avons donc dû opter pour un juste milieu, basé sur quelques règles de gestion simples et de bon sens, mises en place et maintenues de manière rigoureuse : des spectacles joués entre 4 et 7 semaines (4 semaines étant le minimum pour donner la possibilité au bouche à oreille de se mettre en place) ; pas plus de 4/5 comédiens sur scène ; un cachet identique pour tous les artistes ; jouer du mercredi au samedi, laisser les mardis en option et n’ouvrir la billetterie qu’en cas de succès ; des frais de promotion, mise en scène et scénographie calibrés de manière à ce que le spectacle soit capable de générer un surplus financier pour couvrir les frais fixes. Inutile de dire que ce fut parfois un peu spartiate. Et que nous ne remercierons jamais assez les artistes et techniciens qui nous ont fait confiance et se sont prêtés au jeu. Car cela a fonctionné. Il y eut, dès la première saison, assez de monde pour nous permettre de survivre et de faire ce que nous voulions artistiquement.

Résultat : dix ans plus tard, nous étions toujours là. Il était temps de commencer à avoir peur : le succès d’hier, le succès des dix années précédentes, n’est pas forcément celui de demain. Ou alors, il faut s’enfermer dans les mêmes recettes… Nous, nous voulions continuer à prendre des risques. C’est à ce stade et dans cette perspective que l’aide de l’état prend tout son sens pour un théâtre grand public comme le nôtre.

Nous avons frappé à des portes, fini par trouver des oreilles attentives et bienveillantes auprès de certains des responsables des politiques culturelles – celles du Ministre Chastel pour commencer et, tout au long de son mandat, celles de la Ministre Laanan. Nous avons expérimenté les infortunes de la vertu, surmonté les réticences des organes d’avis et, au bout du compte, après dix ans d’existence, obtenu nos premiers subsides. Subsides certes insuffisants (nous recevons, ramené au nombre des spectateurs payants, quatre fois moins que la moyenne des théâtres subsidiés par la FWB), mais qui nous ont tout de même permis de continuer à prendre des risques artistiques et donné la possibilité d’étoffer notre équipe. Une équipe resserrée, motivée, fidèle, talentueuse et compétente, soudée autour des deux directrices : Nathalie Uffner et Sylvie Rager.

  1. Des spectacles, et des spectateurs

Point de paradoxe de l’œuf et de la poule au Théâtre de la Toison d’Or. Nous avons assez dit combien nous le pensons depuis nos débuts : d’abord et avant tout, trouver les bons spectacles, c’est à dire les artistes qui les porteront. Evidemment, cela ne marche pas à tous les coups. Parfois, on ne trouve pas. C’est la règle du jeu, le risque qu’il faut prendre et circonscrire par une gestion adaptée à travers laquelle on parvient à balancer et mutualiser les risques d’une saison de théâtre.

Quant à savoir comment  trouver un bon spectacle, il n’y a rien à en dire. Ceci ne s’enseigne pas dans les Business Schools. Dans notre cas, c’est le flair (la magie ?) de Nathalie Uffner, la directrice artistique et véritable incarnation du TTO…

Albert Maizel

Cofondateur et Président du Théâtre de la Toison d’Or